5 mai 2024
De toutes les nations faites des disciples
Aujourd’hui, le frère Jean-Louis Larochelle, O.P., retrace différentes grandes étapes de l’histoire du Christianisme pour montrer comment l’Église a tenté d’adapter sa mission d’évangélisation à divers contextes sociopolitiques et culturels.
LIVRE DES ACTES DES APÔTRES (10, 25-26.34-35.44-48)
Comme Pierre arrivait à Césarée chez Corneille, centurion de l’armée romaine, celui-ci vint à sa rencontre, et, tombant à ses pieds, il se prosterna. Mais Pierre le releva en disant : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi. » Alors Pierre prit la parole et dit : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial : il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes. » Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole.
Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu. En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors : « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » Et il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ.
Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux.
PREMIÈRE LETTRE DE SAINT JEAN (4, 7-10)
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu. Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.
Voici comment l’amour de Dieu s’est manifesté parmi nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui. Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés.
ÉVANGILE DE JÉSUS CHRIST SELON SAINT JEAN (15, 9-17)
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite.
« Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.
« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. Voici ce que je vous commande : c’est de vous aimer les uns les autres. »
Homélie
La responsabilité d’évangéliser confiée par Jésus à ses disciples a été comprise de différentes manières au cours des siècles. Sa parole : « Allez ! de toutes les nations faites des disciples… » (Mt, 29, 19) a donné naissance à des entreprises missionnaires fort différentes l’une de l’autre, et ce, selon les contextes religieux et politiques. Par exemple, si les pouvoirs politiques s’engageaient dans une répression ouverte à l’endroit des chrétiens, les baptisés étaient forcés d’être discrets s’ils ne voulaient tout simplement pas se faire éliminer complètement. De même, si la religion d’une société était fortement enracinée dans les mœurs et les pensées des habitants, l’arrivée des chrétiens dans le paysage avait souvent comme conséquence l’éclosion d’un conflit ouvert entre les deux entités religieuses. Bref, les modèles d’évangélisation ont pris différentes formes de manière à prendre en considération les contraintes qui les affectaient. Cela s’est manifesté dès les origines du christianisme.
Dans le récit de la rencontre de l’apôtre Pierre avec le centurion Corneille, nous voyons l’apôtre se montrer hésitant en regard de l’accueil à réserver au païen Corneille et à ses proches. L’apôtre Pierre, lui, un juif observant, était sans doute encore habité par la conviction que le salut messianique devait être prioritairement accordé aux fils et filles d’Israël. Pour appartenir à la nouvelle communauté chrétienne, les païens ne devaient-ils pas, d’une certaine façon, devenir des « juifs d’adoption » ? Ne fallait-il pas qu’ils se soumettent aux rites et pratiques de la tradition juive ? Rappelons simplement, sur ce point, que les judéo-chrétiens ont voulu imposer la pratique de la circoncision aux aspirants à la vie chrétienne. L’apôtre Pierre, le premier sans doute, est allé au-delà d’une telle représentation du passage du paganisme à la foi chrétienne. Et s’il a ouvert pleinement la porte au païen Corneille et aux siens, c’est parce que Dieu en avait décidé ainsi. Le fait que les membres de la famille de Corneille pouvaient chanter la gloire de Dieu et parler en langues a constitué pour lui un signe convaincant. Oui, de toute évidence, l’Esprit Saint était déjà à l’œuvre dans la vie de ces païens. Pierre va donc demander que ces derniers soient baptisés sans exiger une forme quelconque de « judaïsation ». Saint Paul adoptera la même position.
Au cours des trois premiers siècles de notre ère, la mission chrétienne s’est faite, au sein de l’Empire romain, dans un climat de répression et de persécution. C’est ce qui explique que les chrétiens constituaient, d’après plusieurs historiens, guère plus de 5% de la population de l’empire au début du IVe siècle. Mais un changement significatif va s’opérer à partir de l’an 312. L’empereur Constantin décide alors de protéger le christianisme en le reconnaissant comme religion légale. Puis, en l’an 392, l’empereur Théodose va proclamer le christianisme religion officielle de l’empire et interdire les autres cultes. Le nouveau contexte sociopolitique va amener les autorités de l’Église à mener tout autrement l’œuvre d’évangélisation. Car elles pouvaient désormais compter sur le soutien et la protection de l’État.
Mais cette collaboration souvent étroite entre le pouvoir politique et les autorités religieuses va mener à des situations fort ambigües au plan de l’évangélisation. Par exemple, l’empereur Charlemagne, à la suite de nombreuses conquêtes militaires réalisées entre l’an 772 et l’an 800 en Europe, va recourir à la force pour obliger certaines populations conquises, entre autres les Saxons du nord de l’Allemagne, à se faire baptiser. Pour l’empereur, cette « conversion forcée » au christianisme pouvait assurer un bon de degré de cohésion sociale et politique au sein de son empire. Directive qui servait clairement ses intérêts politiques. Mais on le voit : le baptême n’était plus alors un choix personnel mais une obligation politique. Les évêques, le plus souvent, n’ont pas contesté la stratégie de l’empereur. Il faut reconnaître du même coup que l’Église y gagnait en nombre de baptisés et en ressources financières et humaines.
Cette collaboration entre le pouvoir politique et les autorités ecclésiales n’a cependant pas étouffé la volonté de faire connaître le Christ au-delà des régions éloignées de l’Europe. Au contraire ! Au XIIIe siècle, l’Église a envoyé des missionnaires en Mongolie et en Chine. Ce mouvement d’expansion missionnaire va connaître une croissance importante à partir des XVIe et XVIIe siècles. Les missionnaires ont suivi les traces des commerçants et des militaires qui installaient des comptoirs et des réseaux de communication tant dans le monde asiatique qu’en Amérique du Nord et du Sud. Parmi ces missionnaires, nous pouvons penser à certaines figures. Ces dernières ont témoigné éloquemment de la passion de l’Évangile qu’ils voulaient partager avec des populations non-chrétiennes. Saint François Xavier par exemple se rend, en 1543, en Inde (Goa) et ensuite au Japon. En 1583, Matteo Ricci et ses compagnons jésuites se rendirent en Chine et osèrent se faire chinois parmi les Chinois. En Amérique centrale, l’action missionnaire de Bartolomé de Las Casas a été marquante : à partir de 1514, il se fit le défenseur des Indiens et lutta contre les excès de violence des colons et militaires espagnols. Au Canada, dans la première moitié du XVIIe siècle, les Récollets et les Jésuites ont accepté de partager la vie de tribus autochtones afin de leur faire connaître le Christ. Pensons aussi aux femmes et aux hommes qui ont fondé Montréal. Chez toutes ces personnes, la flamme du Christ vivant les amena à accepter des conditions de vie risquées et très difficiles. Cette intensité missionnaire, pourrait-on dire, on la retrouve au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. On assiste alors à de nombreuses fondations de communautés religieuses missionnaires, tant en France qu’ici au Québec.
Or, au début des années 60, à l’occasion du concile Vatican II, on assiste à un changement de perspective dans l’approche missionnaire de l’Église catholique. En 1965, dans le document Nostra Aetate, les pères du Concile reconnaissent une véritable valeur aux religions non-chrétiennes : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions (non-chrétiennes). Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant, reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est la voie, la vérité et la vie (Jn 14, 6) ».
Cette intervention venait mettre en garde contre toute menace d’impérialisme chrétien qui s’appuyait trop souvent sur le pouvoir politique. Au plan religieux, cette prise de position venait, selon le propos du père Claude Geffré, reconnaître « les germes de vérité et de bonté disséminés dans les autres traditions religieuses » et indiquer de la sorte que l’Esprit du Christ est toujours au travail dans l’histoire et le cœur des hommes. C’était là une façon de rappeler que l’histoire universelle est sous la conduite du Dieu créateur et libérateur. Cette prise de position a modifié le modèle traditionnel de la mission catholique. Le respect de l’autre s’impose désormais. Davantage, le témoin de l’Évangile doit se soucier de ce que l’autre tradition religieuse a à dire sur la condition humaine, sur les relations entre les personnes, sur la destinée finale de l’être humain. Vouloir évangéliser, ce n’est pas chercher à imposer à l’autre le Christ, c’est plutôt lui proposer, dans un dialogue ouvert, une voie qui pourrait compléter et parfaire la voie qu’il a lui-même empruntée jusqu’à maintenant.
Rappelons-nous que le mandat que le Christ Jésus confie aujourd’hui aux communautés chrétiennes du monde est toujours le même : « Allez ! de toutes les nations faites des disciples… ». Pour assumer cette mission, elles doivent prendre en compte, plus que par le passé, le travail que Dieu réalise au cœur de tout être humain, que ce dernier soit bouddhiste, musulman ou juif. Elles doivent apprendre à entrer en dialogue avec les membres des autres traditions religieuses tout comme avec les « sans religion ». Pour notre part, sachons compter sur la présence mystérieuse de l’Esprit Saint pour que nos témoignages soient le reflet de la bonté et de la tendresse de Dieu.
Fr. Jean-Louis Larochelle, O.P.
PRIÈRE
Dieu tout-puissant,
accorde-nous, en ces jours de fête,
de célébrer avec ferveur le Seigneur ressuscité :
puissions-nous mettre en œuvre fidèlement
tout ce dont nous faisons mémoire.
Par Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur,
lui qui vit et règne avec toi dans l’unité du Saint-Esprit,
Dieu, pour les siècles des siècles.
∞ Amen.