24 mars 2024
Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu
En ce dimanche des Rameaux, face aux ténèbres du Calvaire, le frère André Descôteaux, O.P., nous invite à reconnaître, comme le centurion, que ce roi crucifié est bel et bien le Fils de Dieu, notre Sauveur.
LIVRE DU PROPHÈTE ISAÏE (50, 4-7)
Le Seigneur mon Dieu m’a donné le langage des disciples, pour que je puisse, d’une parole, soutenir celui qui est épuisé. Chaque matin, il éveille, il éveille mon oreille pour qu’en disciple, j’écoute. Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats.
Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu.
LETTRE DE SAINT PAUL APÔTRE AUX PHILIPPIENS (2, 6-11)
Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.
ÉVANGILE DE JÉSUS CHRIST SELON SAINT MARC (11, 1-10)
Lorsqu’ils approchent de Jérusalem, vers Bethphagé et Béthanie, près du mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous. Dès que vous y entrerez, vous trouverez un petit âne attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Si l’on vous dit : ‘Que faites-vous là ?’, répondez : ‘Le Seigneur en a besoin, mais il vous le renverra aussitôt.’ »
Ils partirent, trouvèrent un petit âne attaché près d’une porte, dehors, dans la rue, et ils le détachèrent. Des gens qui se trouvaient là leur demandaient : « Qu’avez-vous à détacher cet ânon ? » Ils répondirent ce que Jésus leur avait dit, et on les laissa faire. Ils amenèrent le petit âne à Jésus, le couvrirent de leurs manteaux, et Jésus s’assit dessus.
Alors, beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin, d’autres, des feuillages coupés dans les champs. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre père. Hosanna au plus haut des cieux ! »
ÉVANGILE DE JÉSUS CHRIST SELON SAINT MARC (14, 1 – 15, 47)
[…]
Puis, de là, ils l’emmènent pour le crucifier, et ils réquisitionnent, pour porter sa croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs. Et ils amènent Jésus au lieu dit Golgotha, ce qui se traduit : Lieu-du-Crâne (ou Calvaire). Ils lui donnaient du vin aromatisé de myrrhe; mais il n’en prit pas. Alors ils le crucifient, puis se partagent ses vêtements, en tirant au sort pour savoir la part de chacun. C’était la troisième heure (c’est-à-dire : neuf heures du matin) lorsqu’on le crucifia. L’inscription indiquant le motif de sa condamnation portait ces mots : « Le roi des Juifs » Avec lui ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Les passants l’injuriaient en hochant la tête; ils disaient : « Hé! Toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix ! »
De même, les grands prêtres se moquaient de lui avec les scribes, en disant entre eux : « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Qu’il descende maintenant de la croix, le Christ, le roi d’Israël; alors nous verrons et nous croirons. » Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient.
Quand arriva la sixième heure (c’est-à-dire : midi), l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure. Et à la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : « Éloï, Éloï, lema sabactani ? » ce qui se traduit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as –tu abandonné ? »
L’ayant entendu, quelques-uns de ceux qui étaient là disaient: « Voilà qu’il appelle le prophète Élie ! » L’un d’eux courut tremper une éponge dans une boisson vinaigrée, il la mit au bout d’un roseau, et il lui donnait à boire, en disant : « Attendez! Nous verrons bien si Élie vient le descendre de là ! » Mais Jésus, poussant un grand cri, expira.
Le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. Le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, déclara : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! »
Il y avait aussi des femmes, qui observaient de loin, et parmi elles, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée, et encore beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui à Jérusalem. Déjà il se faisait tard; or, comme c’était le jour de la Préparation, qui précède le sabbat, Joseph d’Arimathie intervint.
C’était un homme influent, membre du Conseil, et il attendait lui aussi le règne de Dieu. Il eut l’audace d’aller chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort; il fit appeler le centurion, et l’interrogea pour savoir si Jésus était mort depuis longtemps. Sur le rapport du centurion, il permit à Joseph de prendre le corps. Alors Joseph acheta un linceul, il descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un tombeau qui était creusé dans le roc. Puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau.
Or, Marie, Madeleine et Marie, mère de José, observaient l’endroit où on l’avait mis.
Homélie
Alors que Jésus vient d’être crucifié, l’obscurité se fit non seulement sur Jérusalem, mais sur toute la terre, précise l’évangéliste Marc. C’est comme si le cosmos retenait son souffle face au drame qui se joue au Calvaire.
C’est en effet l’heure des ténèbres. Ténèbres des passants qui tournent en dérision le Crucifié. « Sauve-toi, toi-même, descends de la croix ! » Ténèbres des grands prêtres et des scribes qui se moquent de lui et qui osent lui lancer un défi « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Qu’il descende de la croix ; alors nous croirons en lui ». Ténèbres de ceux qui, crucifiés avec lui, le bafouent. Jésus se tait. Ce « roi » crucifié (comme le stipule l’inscription au-dessus de sa tête) exprime le non-pouvoir, la non-valeur, le renoncement radical au pouvoir et la gratuité absolue de sa fidélité et de son amour. Ténèbres de tous ceux pour qui le messie doit obéir à la logique mondaine de la puissance. Leurs yeux sont obscurcis. Ils voient, mais, en fait, ils ne voient pas et ne comprennent pas.
Ténèbres de Jésus lui-même. Jésus ne répond pas à cette meute de loups qui s’acharnent sur lui, mais c’est à Dieu qu’il crie sa souffrance. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Même si cette expression renvoie à un psaume, il faut se garder d’amoindrir la portée d’un tel cri, car il nous transporte à l’intérieur de la prière de Jésus, à ce qu’il est au plus intime de lui-même.
Oui, Jésus souffre : on l’a dépouillé, on l’a crucifié, on l’a ridiculisé. Cependant, il ne répond pas à ses agresseurs, à ces gens qui se moquaient de lui. Son cri nous révèle, toutefois, ce qui le fait véritablement souffrir : sa perception d’être abandonné de son Père. Où est cette présence de Celui qui était toujours à ses côtés ? Ce père qu’il venait d’appeler Abba dans sa prière de l’agonie à Gethsémani, où est-il maintenant ? Celui avec lequel il vivait en une communion profonde manifeste dans ces longs moments de prière solitaire au lever du jour ? Où est bien celui qui le fait vivre et sans lequel il ne peut vivre ?
Certes, ce n’est pas un cri de désespoir absolu, puisqu’il se coule dans la forme d’une prière adressée à « mon Dieu », mais l’intensité dramatique demeure intacte. Nulle solitude ne peut engendrer une plus grande souffrance que celle du Fils bien-aimé abandonné par Dieu. Sommes-nous conscients que le dernier mot de Jésus dans l’Évangile de Marc est cette ultime prière du pourquoi.
Parce que dernière cette parole, elle devient capitale pour le sens de l’ensemble. Ou bien son Dieu s’est éloigné puisqu’il n’était plus avec lui. Sa mort manifesterait alors qu’il est un mystificateur, un menteur, un illuminé de plus. Ce cri ferait de toutes ces autres paroles bonnes à être jetées aux poubelles. Ou bien, il fallait, pour nous accompagner jusqu’à la mort, que Jésus, en sa conscience même, aille jusqu’à cet anéantissement.
Mais tout ne s’arrête pas là, car au moment même où Jésus expire, le rideau du temple se déchire comme au moment du baptême de Jésus où Dieu avait déchiré les cieux pour nous rejoindre. La Croix : nouvelle et universelle déchirure ! Dieu n’est plus du côté du Sanctuaire, du Saint des Saints et nous de l’autre. Son sanctuaire est dans cet homme mort sur la croix. La présence de Dieu est dans le crucifié, pierre rejetée qui devient la pierre d’angle d’une maison aux dimensions du monde. Tous et toutes pourront entrer par le Crucifié en communion profonde avec le Père.
Les ténèbres font place à la lumière par une parole renversante. « Le centurion qui était là en face de Jésus voyant comment il avait expiré, déclara : ‘Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu’ ! » Cette profession de foi ne provient pas d’un disciple, d’un proche ou d’un compatriote de Jésus, mais d’un étranger, d’un païen, d’un ennemi : le capitaine commandant la troupe qui a crucifié Jésus. Alors que les passants et les grands prêtres voulaient voir pour croire, lui, en voyant comment Jésus est mort, croit.
Dans l’évangile de Mathieu, cette confession suit les signes merveilleux de la résurrection de saints et de tremblements de terre accompagnant la mort de Jésus. Ici, rien de cela. Ce centurion, qui a dû assister à la mort de bien d’autres crucifiés, est frappé par la manière dont meurt Jésus. Sa faiblesse et sa souffrance, qui contredisent l’idéal du Messie attendu ou de l’homme divinisé chez les Grecs, deviennent pour ce centurion les signes de la présence de Dieu en cet homme mort sur une croix. Ils sont la fenêtre dans le cœur de Jésus qui lui permettent de découvrir la véritable identité de Jésus : vraiment cet homme était le Fils de Dieu.
Il devient ainsi le tout premier dans l’Évangile de Marc à proclamer que Jésus était le Fils de Dieu. Pierre, après des questions de Jésus, a confessé, par une grâce venue d’ailleurs, Jésus non comme Fils de Dieu, mais comme le Christ. Il s’était toutefois rebellé à l’annonce par Jésus des souffrances que devait subir le Messie. Ici, le centurion reconnaît dans le Crucifié, justement dans sa souffrance, son cri et sa mort même, le Fils de Dieu.
Il va sans dire que la foi du centurion contraste avec celle de Pierre qui a failli quand il a honteusement trahi son Maître. « Je ne connais pas cet homme » ! Connaître et confesser ne sont pas corrélés. Aucune connaissance ne garantit qu’à l’heure de l’épreuve, on tiendra bon. Malheureusement, on peut écrire des livres sur Jésus et trébucher au moment de témoigner de lui dans sa propre vie.
Le Fils de Dieu, sur qui reposent la bénédiction et l’amour uniques du Père, choisit de ne pas s’élever lui-même, mais de suivre un chemin de servitude, voire de souffrance et de mort, afin que, par la croix, le monde puisse reconnaître qu’il est le Fils et partager avec lui un accès libre et joyeux au Père.
La croix est ainsi le point de rencontre entre Dieu et l’humanité. Alors que nous allons partager le pain et le vin, signes laissés par le Christ lui-même du don de sa vie, entrons dans le mystère de cette grande semaine. Soyons, comme le centurion, atteints au plus profond de nous-mêmes par le chemin emprunté par le Christ pour que, comme lui, nous proclamions, malgré nos propres ténèbres et toutes les ténèbres du monde : « vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ! » Amen.
Fr. André Descôteaux, O.P.
PRIÈRE
Père de Jésus Christ, notre Dieu,
nous avons fait mémoire de l’entrée
triomphale de ton Fils
au milieu de ton peuple
et voilà que se profile aussitôt, à nos yeux,
le mystère de sa passion et de sa mort sur la croix.
Accorde-nous de croire en l’amour
qui l’a conduit au Calvaire
et l’a ressuscité d’entre les morts
et nous aurons la force de le suivre
sur le chemin de sa passion,
pour avoir part à la gloire de sa résurrection,
car il vit et règne, avec toi et le Saint-Esprit
pour les siècles des siècles.
∞ Amen.