Homélie, 4ème dimanche du Temps Ordinaire

29 JANVIER 2023

Les Béatitudes : un tout autre registre du bonheur

Aujourd’hui, le frère Jean-Louis Larochelle, O.P., nous explique en quoi le message chrétien, le chemin vers un bonheur après la mort, auprès de Dieu, et les Béatitudes présentées par Jésus sont contrintuitifs pour notre société moderne.

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Homélie

On dit communément que tout le monde aspire au bonheur. Tout en faisant cette affirmation, nous savons très bien que les visions du bonheur varient selon les personnes, selon les types de sociétés et selon les visions du monde. À ce propos, il est évident qu’un moine tibétain ne cherche pas le bonheur à la manière d’un PDG d’une grande firme nord-américaine. Il est aussi évident qu’un militant écologiste ne cherche pas le bonheur comme un citoyen pleinement satisfait du monde tel qu’il est actuellement. Malgré cette diversité de points de vue, les gens cherchent pourtant à s’entendre sur un noyau de signification qui peut permettre une compréhension mutuelle. À ce propos, l’affirmation selon laquelle le bonheur est un état émotionnel agréable et durable dans lequel se trouve quelqu’un qui estime être parvenu à la satisfaction de ses aspirations est régulièrement retenue. Cette affirmation laisse supposer que la personne heureuse a déjà atteint ou est en voie d’atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés, à tout le moins ceux qui ont de la valeur à ses yeux. Le problème, c’est que, dans toute vie, il y a la présence de la souffrance physique et psychique, de l’échec dans des relations interpersonnelles jugées importantes, de la maladie. C’est dire que la dimension sombre de la réalité, avec ses épreuves, vient nécessairement colorer la poursuite du bonheur.

Or, dans le monde actuel, en particulier dans l’univers occidental, la vision du bonheur telle que proposée par Jésus est de plus en plus refusée. Comme le dit le philosophe français Luc Ferry dans son livre La vie heureuse[1], la majorité des gens n’acceptent plus de se contenter d’un bonheur différé, d’un bonheur reporté après la mort. C’est « ici et maintenant » que les gens, en général, veulent être heureux. Heureux pas seulement dans leurs vies de famille mais aussi dans leurs engagements professionnels. Cette aspiration au bonheur immédiat s’est particulièrement manifestée à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Une telle aspiration est devenue de plus en plus évidente avec le déclin du christianisme dans le monde occidental. On a ainsi assisté à tout un courant de pensée affirmer que l’individu était responsable de son bonheur, tout comme de son malheur. À chacun, chacune alors de faire son bonheur, à chacun et chacune de faire son salut dans ce monde-ci! À chacun et chacune d’apprendre à être heureux au cœur d’un environnement souvent déstabilisant et conflictuel! 

Avec une telle vision de la responsabilité de chaque individu de parvenir à un sentiment de bien-être et d’accomplissement de soi, on a vu, par exemple, se développer toute une culture de la « pensée positive » (on peut en particulier faire référence ici au livre de Norman Vincent Peale, La puissance de la pensée positive, livre paru en 1952). Ce courant s’est en quelque sorte raffiné avec la « psychologie positive » qui s’est développée à partir de la fin du XXe siècle. Grâce à des exercices à réaliser, grâce à des règles de comportement à adopter, les personnes sont invitées à s’engager sur des pistes censées mener à un accomplissement de soi, à un véritable sentiment de bonheur « ici et maintenant ».

Parallèlement à cette approche, bien des gens ont plutôt emprunté aux philosophies orientales, au bouddhisme en particulier, pour faire l’expérience de la quiétude intérieure. Ils ont pris pour acquis qu’il fallait absolument éviter de faire dépendre son bonheur personnel des autres ou de l’état du monde. Davantage : ne pas s’attacher aux personnes et encore moins aux biens de consommation, réduire ses relations avec les autres, voilà une recette qu’ils ont retenue. Le bonheur, disaient-ils, il est à trouver en soi-même. En conséquence, il faut apprendre à se protéger du monde extérieur si l’on veut parvenir à un état émotionnel stable et agréable. Il s’agit en quelque sorte de se rendre insensible à ce qui peut déranger le cours de ses aspirations personnelles. Approche très individualiste, peu attentive au monde environnant. Pas de projection non plus sur un au-delà du temps présent.

Dans cette courte présentation d’hypothèses de routes susceptibles de mener au bonheur personnel, on constate que la référence à Dieu est habituellement absente. C’est compréhensible, étant donné que les populations occidentales pensent de plus en plus leur existence dans le cadre du monde terrestre. En conséquence, les béatitudes que Jésus a proposées leur paraît non seulement étranges mais inappropriées et même illusoires. En effet, comment comprendre des affirmations comme les suivantes : « Heureux les pauvres de cœur. (…). Heureux ceux qui pleurent. (…). Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice. » Avec Jésus, nous passons à un tout autre registre, car, avec lui, pas de bonheur sans être solidaire des autres, sans le souci actif des gens qui souffrent. À la lumière des béatitudes, on doit reconnaître qu’il n’y a pas de bonheur véritable sans une volonté d’entrer dans la dynamique de l’amour miséricordieux de Dieu. Et ce bonheur, bien sûr, ne se conçoit pas sans le désir de partager la vie promise par Dieu. C’est pour cette raison que Jésus pouvait dire : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux! » (Mt 5,12a)

Cette vision évangélique du bonheur est paradoxale pour les non-croyants d’aujourd’hui, car elle intègre explicitement la souffrance. Cette souffrance n’est pas cherchée pour elle-même, mais elle est inévitable dès que l’on obéit aux appels de l’amour et du service des autres. Concrètement, cela signifie que tout chrétien, toute chrétienne qui s’engage sur les routes de l’Évangile accepte de « se sacrifier » pour des proches, pour des inconnus aussi, de même que pour sa communauté au sens large. En ce faisant, les disciples de Jésus que nous sommes viennent partager l’expérience de Jésus, c’est-à-dire son chemin qui mène à la gloire. Ce chemin, on le sait, n’est pas fait que de consolations. Ne voit-on pas Jésus qui pleure au jardin de Gethsémani? Ne voit-on pas Jésus être persécuté par les autorités religieuses à cause même de la mission qu’il a acceptée d’accomplir? Ne voit-on pas Jésus être incompris alors même qu’il tente de manifester la profonde miséricorde de Dieu à l’endroit des pécheurs et des pécheresses? Il passe par ces expériences parce qu’il s’est chargé d’annoncer et de faire advenir le Royaume de Dieu. C’est ce même chemin que nous sommes invités à emprunter. C’est ce même chemin qui doit nous mener au bonheur promis. Et sur ce chemin des béatitudes, la tranquillité n’est pas assurée, l’appréciation de son entourage pas davantage, encore moins la reconnaissance sociale pour le courage d’annoncer, par son agir, que le véritable bonheur se trouve dans la solidarité avec les autres ainsi que dans le partage progressif de la vie intime de Dieu.

Le discours chrétien sur le bonheur à rechercher, il passe de plus en plus difficilement dans nos sociétés modernes. C’est là une blessure que nous, les baptisés, devons accepter. Et pourtant, nous ne pouvons pas nous taire, nous ne pouvons pas choisir le repli sur soi et l’égoïsme comme voies menant à un bonheur significatif. C’est pour cette raison que nous sommes invités, une fois de plus, à résister aux invitations à nous conformer aux modèles de bonheur promus par la majorité des citoyens et citoyennes d’ici. C’est plutôt avec le Christ Jésus que nous devons continuer de marcher de manière à partager sa gloire de ressuscité dans les cieux. Que l’Eucharistie que nous allons partager intensifie le désir d’un tel achèvement de nos parcours de vie!

Fr. Jean-Louis Larochelle, O.P.

PRIÈRE

Accorde-nous,
Seigneur notre Dieu,
de pouvoir t’adorer de tout notre esprit,
et d’avoir envers tous une vraie charité.
Nous t’en prions par Jésus Christ, ton Fils,
notre Seigneur qui règne
avec toi et le Saint Esprit
Dieu, pour les siècles des siècles.

∞ Amen.