Homélie, dimanche de la Sainte Famille

29 décembre 2024

Déstabilisés vers l'avenir

En ce dimanche de la fête de la Sainte Famille, le frère Jean-Louis Larochelle, O.P., nous explique que les rôles dans une famille, à l’exemple de Jésus, Joseph et Marie, doivent être accomplis à la lumière de l’Esprit-Saint.

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Homélie

Avec le récit évangélique du jour, nous rencontrons Marie, Joseph et Jésus engagés dans un grand pèlerinage à Jérusalem. C’était, à l’époque, toute une entreprise. Jérusalem était située, par les voies terrestres, à environ 150 kilomètres de Nazareth. Mais faire ce voyage à pied, aller-retour, en famille, nécessitait au moins entre15 et 20 jours de marche. Retenir aussi qu’il fallait transporter du matériel pour camper le long du chemin, apporter un peu de nourriture en réserve même si, habituellement, on faisait des achats le long de la route. Pour le transport du matériel, chaque famille devait normalement compter sur un âne. Il y avait aussi la question de la sécurité à prendre en compte. Les routes n’étaient pas toujours fiables, loin de là. C’est pourquoi les quelques familles d’un même village qui partaient en pèlerinage s’entendaient pour voyager ensemble. Au terme du voyage, c’était l’émerveillement. Jérusalem comptait alors environ 50 000 habitants, mais ce nombre pouvait sensiblement augmenter à l’occasion des trois grandes fêtes juives, celle de la Pâque en particulier. Et puis, il y avait le Temple de Jérusalem qui frappait l’imagination. C’était l’un des plus grands temples sur le territoire de l’empire romain.

L’évangéliste ne nous dit rien sur la période de temps que Marie, Joseph et Jésus ont passé à Jérusalem et dans ses environs. Une semaine ? Dix jours ? Difficile de répondre, car cela devait dépendre de leurs ressources financières. Chose certaine, on ne devait pas s’engager dans un tel pèlerinage pour se contenter d’une seule journée passée dans la Ville Sainte. Et c’est dans ce contexte que Jésus échappe, probablement avec des compagnons de route de son âge, à la surveillance de ses parents. Au terme du séjour prévu, les familles repartent en direction de Nazareth sans que Jésus soit présent. Sur le chemin du retour, son absence au sein de la caravane provoque un drame. Marie et Joseph reviennent sur leurs pas, angoissés, atterrés sans doute. Une fois Jésus retrouvé au Temple, une première surprise attend Marie et Joseph : leur fils s’entretenait avec les docteurs de la Loi presque d’égal à égal. Deuxième surprise : c’est la réponse que Jésus donne à ses parents angoissés. Au lieu de s’excuser et de demander pardon, il leur fournit une justification qui les déroute complètement : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Lui, il exprime de la sorte la nature de la mission qu’il mènera plus tard. Ses parents, eux, sont projetés dans le mystère et l’incompréhension. Ils sentent alors qu’un écart sensible se creuse entre eux et leur fils. Bien sûr, ils lui sont attachés. Ils tiennent à le protéger et à bien assumer leurs responsabilités de parents. Mais ils ont toutefois le sentiment que ce fils de la promesse est en train de devenir quelque peu un étranger pour eux. Cette étrangeté va se manifester de façon beaucoup plus forte, des années plus tard, quand Jésus se rendra auprès de Jean Baptiste et commencera son ministère. De fait, Jésus passera alors pour étrange, et même pour dangereusement différent : des membres de sa parenté ne voudront-ils pas l’arrêter parce qu’ils le croiront mentalement dérangé ? Ses pouvoirs de guérison les dépassent. Et ses discours leur semblent vraiment trop prétentieux : il s’attribue en effet des pouvoirs divins !

L’expérience de Marie et Joseph est, dans une certaine mesure, à rapprocher de celle de tous les parents. Qu’arrive-t-il, dans la majorité des familles, avec les adolescents et les jeunes adultes ? Ces derniers tiennent à s’affirmer, à adopter des voies différentes de celles de leurs parents. C’est d’autant plus prononcé dans nos sociétés modernes du fait que ces dernières, à la différence des sociétés traditionnelles, se transforment rapidement aux plans culturel et social. Les parents se font ainsi désinstaller dans leurs façons d’imaginer l’avenir, et celui de leur progéniture en particulier. C’est là un dépouillement difficile. Dans le cas de Marie et Joseph, nous pouvons imaginer qu’ils se sentaient tiraillés entre la mission unique que Dieu leur avait confiée et l’orientation mystérieuse que Jésus leur annonçait. Eux, dans un tel contexte, pourraient-ils être fidèles à leur mission ? Car ils ne se retrouvaient pas d’abord en présence d’une crise passagère d’un adolescent mais plutôt confrontés à une annonce, de la part de Jésus, qui allait au-delà de tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Il ne suffirait pas de lui transmettre l’héritage religieux qu’ils avaient reçu. Il y avait plus : Jésus, par sa référence au Père, laissait entrevoir une relation unique avec Dieu, relation que Marie et Joseph étaient incapables de cerner ou de décrire.

À l’évidence, la réponse de Jésus exprimait une rupture. On pense d’ailleurs ici au lien à établir avec l’affirmation qu’il fera plus tard : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent pratique. » (Lc 8,21) Ces paroles indiquent bien que ses disciples ne devront pas se laisser enfermer dans les liens du sang. Jésus relativisait ainsi l’importance de l’encadrement que peut fournir la famille immédiate. C’était aussi une façon de dire que si la famille est importante, elle ne peut pas assumer, à elle seule, les fonctions que la communauté des baptisés peut remplir. Cela nous amène à reconnaître que la fête de la Sainte Famille est ambivalente. Si elle laisse voir l’importance des liens étroits et chaleureux des parents avec leurs enfants, elle évoque en même temps les limites de ces liens. Car les enfants d’une famille chrétienne, grâce à la lumière de l’Évangile, doivent aussi apprendre à questionner les valeurs et les idées que leurs parents leur ont transmises. Ils opèrent ainsi une rupture, plus ou moins prononcée, avec l’héritage reçu.

La fête de la Sainte Famille nous invite à considérer les exigences du cheminement spirituel dans le cadre familial. S’engager dans une collaboration consciente avec Dieu, c’est accepter le risque de se faire déranger. Cela est vrai autant pour les parents que pour les enfants. Car les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Elles surprennent, elles déstabilisent. C’est ce qu’évoque fort bien l’épisode de Jésus retrouvé au Temple. Marie et Joseph, même s’ils tenaient à donner le meilleur d’eux-mêmes, ont été forcés de se remettre en question afin d’apprendre, en tâtonnant sans doute, à être fidèles à la mission que Dieu leur avait confiée. Sachons que les parents chrétiens ne peuvent pas aujourd’hui échapper à une telle mise à l’épreuve dans la foi. Servir Dieu en éduquant des enfants est un objectif fort exigeant dans le contexte actuel. On n’a qu’à penser ici à tous les obstacles que les parents rencontrent actuellement dans leur volonté de proposer Jésus Christ et son Évangile à leurs enfants. D’où des incompréhensions, souvent des fermetures plus ou moins affirmées. C’est à travers cette expérience parfois chaotique que les parents chrétiens ont à assumer leurs responsabilités d’éducateurs. Comme Marie et Joseph, ils doivent compter sur la présence de l’Esprit Saint pour assumer la difficile mission qu’ils ont acceptée. C’est ainsi d’ailleurs que le Royaume de Dieu pourra continuer de se manifester au sein de notre monde.

Fr. Jean-Louis Larochelle, O.P.

 

PRIÈRE

Tu as voulu, Seigneur Dieu,
que la Sainte Famille nous soit donnée en exemple ;
accorde-nous, dans ta bonté, de pratiquer,
comme elle, les vertus familiales
et d’être unis par les liens de ton amour,
afin de goûter la récompense éternelle
dans la joie de ta maison.
Par Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur,
qui vit et règne avec toi,
dans l’unité du Saint-Esprit,
Dieu, pour les siècles des siècles.

∞ Amen.