Homélie, Soirée Taizé

29 octobre 2024

Taizé à Montréal

Ce mardi dernier, à notre Soirée de Taizé, le frère Émile nous a livré un enseignement touchant et inspirant à transmettre à toutes les personnes que nous côtoyons.

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Méditation

À Taizé, cette année, l’inquiétude, la souffrance et l’angoisse créées par des conflits dans plusieurs pays pouvaient se ressentir. Nous avons accueilli plusieurs groupes venus directement de l’Ukraine. C’était une joie de les voir arriver, mais, à la fin de la semaine, on avait le cœur serré de les voir repartir vers leur pays en guerre.

De même, à Taizé, cet été, sont passés des Israéliens et des Palestiniens : une femme palestinienne, qui a encore toute sa famille à Gaza, — ils ont tout perdu — nous a fait part du difficile combat qu’elle mène contre la haine. « Je prie pour que la haine n’entre pas dans mon cœur, mais je n’y arrive pas toujours. » De son côté, une Israélienne, une femme juive qui aime fréquenter les lieux chrétiens, m’a dit : « Je m’impose de regarder tous les soirs la chaîne Al Jazeera pour savoir ce qui se passe à Gaza. » Mais elle connaît aussi personnellement les familles de plusieurs otages. Et, elle aussi, est déchirée intérieurement. L’une et l’autre voudraient faire de la place en elles pour la douleur de l’autre, mais la douleur pour les leurs est si forte, que cela paraît souvent surhumain. Quand le mal est intense, insoutenable, le bien devient difficile à imaginer. Seul le mal paraît réel. Même pour nous, qui souvent ne voyons ces drames que sur l’écran de nos ordinateurs ou à la télévision, nous pouvons nous mettre à penser que le mal est partout, inéluctable. Faire acte d’imagination c’est parfois faire acte de résistance. Le bien a besoin de notre imagination pour prendre forme, pour devenir réalité. Nous oublions trop souvent que l’Évangile « s’adresse d’abord à notre imagination et non à notre volonté » (Paul Ricœur). Quand l’imagination du bien est mise en branle, le goût, l’appétit s’éveille et bientôt le désir que ce bien devienne réalité sollicite notre volonté et le passage à l’acte peut devenir possible. « The possible’s slow fuse is lit by the Imagination! » a dit de manière inoubliable la poétesse américaine, Emily Dickinson. « La mèche lente du possible est allumée par l’imagination. »

« Aimez vos ennemis », cette parole choquante de l’Évangile ne devient possible que si on maintient dans le paysage la possibilité que le mal qui nous sépare d’autrui est, d’une certaine manière, déjà vaincu. Même avec notre foi toute petite, même avec nos limites et nos doutes, nous pouvons être témoins d’une réalité plus forte que le mal. Il me semble que c’est un peu ce que tentait de dire Rachel Goldberg-Polin, la mère d’un des otages israéliens enlevé le 7 octobre et qui au moment de son enlèvement a perdu un avant-bras. Le poème qu’elle a écrit à ce sujet a été lu à l’ONU à Genève, exactement 67 jours après l’enlèvement de son fils, c’est pourquoi ce chiffre 67 apparaît dans son poème. L’imagination y occupe une place centrale, notamment l’imagination de la souffrance d’une autre mère, « là-bas » c’est-à-dire à Gaza. Mais une imagination qui ne s’arrête pas là. Je vous lis ce poème, même si son fils, Hersh, a été trouvé mort à la fin de l’été. Cette semaine, un journaliste a demandé à Rachel Goldberg-Polin si la mort de son fils lui avait fait perdre sa foi. Elle a répondu : « Non, mais j’ai perdu la confiance que j’avais dans des personnes qui n’ont pas eu le comportement que je pouvais espérer. »

Je vous lis son court poème :

There is a lullaby that says your mother will cry a thousand tears before you grow to be a man.
I have cried a million tears in the last 67 days.
We all have.
And I know that way over there
there’s another woman
who looks just like me
because we are all so very similar
and she has also been crying.
All those tears, a sea of tears
they all taste the same.
Can we take them
gather them up,
remove the salt
and pour them over our desert of despair
and plant one tiny seed.
A seed wrapped in fear,
trauma, pain,
war and hope
and see what grows?
Could it be
that this woman
so very like me
that she and I could be sitting together in 50 years
laughing without teeth
because we have drunk so much sweet tea together
and now we are so very old
and our faces are creased
like worn-out brown paper bags.
And our sons
have their own grandchildren
and our sons have long lives
One of them without an arm
But who needs two arms anyway?
Is it all a dream?
A fantasy? A prophecy?
One tiny seed.

Voici ce poème traduit en français :

D’après une berceuse,
avant que tu ne deviennes un homme, ta maman aura pleuré des milliers de larmes.
Depuis 67 jours, j’ai pleuré des millions de larmes. Comme nous tous.
Et je sais que dans ce lointain « là-bas », il existe une autre femme qui me ressemble,
car nous nous ressemblons tous.
Et elle aussi a pleuré et pleure.
Toutes ces larmes, un océan de larmes,
elles ont toutes le même goût.
Pouvons-nous les prendre,
les rassembler, retirer le sel qu’elles contiennent,
les verser sur le désert de notre désespoir
et planter une toute petite graine ?
Une graine enveloppée de peur,
de traumatisme, de guerre et d’espérance
et regarder pour voir ce qui poussera ?
Se pourrait-il que cette femme, qui me ressemble tellement,
soit dans 50 ans assise à mes côtés
et que toutes les deux nous riions ensemble,
nos dents ayant tombé parce qu’ensemble nous aurons bu trop de thé sucré ?
Et maintenant, nous sommes tellement vieilles, nos visages plissés
tels de vieux sacs en papier bruns
Et nos fils sont entourés de leurs petits-enfants
et nos fils ont de longues vies.
À l’un, il manque un bras,
mais, après tout, qui a besoin de deux bras ?
Est-ce un rêve ?
Une chimère ? Une prophétie ?
Une toute petite graine.

Ce n’est pas seulement à Gaza ou en Ukraine ou en Haïti ou au Congo que nous avons besoin d’imagination. Dans nos sociétés de plus en plus polarisées en Occident, faire preuve d’imagination, l’imagination du bien, est une urgence. Certains veulent nous faire croire que la seule façon de regarder celles et ceux qui ne pensent pas comme nous c’est de les voir comme des ennemis. Voilà le piège. Il n’y aurait pas d’autre manière de se regarder. Il me semble que dans les Évangiles, lorsque Jésus dit « le Règne de Dieu s’est approché de vous » il veut nous faire comprendre que nous ne sommes plus sous l’emprise du mal. Et dire « vous n’êtes plus sous l’emprise du mal » c’est dire qu’il existe plus de possibles que ce que l’on vous a autorisé de croire. C’est la découverte que fait celui ou celle qui a brisé la fascination que le mal cherche à entretenir. Le mal dit : « il n’y a que moi ». Au 20e siècle, une femme a su déjouer ce mensonge et éviter ce piège. Ainsi Etty Hilsum, cette jeune femme juive qui avait découvert la joie au cœur de la plus grande détresse. Elle est morte à 27 ans dans un camp de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale. Etty disait : « croire c’est vivre d’une manière qui montre que Dieu est vivant. Et cela signifie vivre de manière à montrer qu’il existe plus de possibilités que celles que le monde reconnaît. » Rowan Williams m’a fait découvrir ces mots d’Etty en nous envoyant un message pour notre rencontre européenne à Genève. Il nous disait :

“Il y a quelques années de cela, j’ai découvert les paroles d’une jeune intellectuelle juive, Etty Hillesum, qui a été tuée à Auschwitz en 1943, à l’âge de 27 ans. Au moment de faire face à la probabilité de sa déportation et de sa mort, elle a écrit qu’elle ressentait que la tâche qu’elle avait à accomplir était de témoigner que Dieu est vivant dans les circonstances effroyables qui l’entouraient. Elle devait vivre d’une manière qui ferait naître chez d’autres la conviction que Dieu est vivant, même au milieu de l’horreur et de la folie de la période nazie. Ces mots, nous disait encore Rowan Williams, me hantent encore, car ils offrent à n’en pas douter l’une des définitions les plus authentiques et plus exigeantes de l’époque moderne. « Croire c’est vivre d’une manière qui montre que Dieu est vivant. Et cela signifie vivre de manière à montrer qu’il existe plus de possibilités que celles que le monde reconnaît. » — la possibilité du pardon, la possibilité de la réconciliation, la possibilité de l’espérance, la possibilité de s’oublier soi-même et de se laisser remplir par les besoins d’un autre (…) la possibilité pour des êtres humains de vivre unis si intimement à Dieu par leur amitié avec le Christ qu’ils en viennent à partager quelque chose de sa propre liberté.”

La phrase clé de ce message hors du commun me semble être « Croire c’est vivre d’une manière qui montre que Dieu est vivant. Et cela signifie vivre de manière à montrer qu’il existe plus de possibilités que celles que le monde reconnaît. »

Manifester qu’il existe plus de possibilités que ce que le monde reconnaît suppose que nous allions au-delà de ce qui saute aux yeux. L’artiste, celle qui crée, veut toujours aller au-delà : au-delà des formes existantes, au-delà de ce qui a déjà été fait dans le passé, ce que d’autres ont fait. L’artiste ne se satisfait jamais de copier, d’imiter, de reproduire. Ce que je veux suggérer c’est que l’Évangile veut faire de nous aussi des créateurs.

Mais cette créativité n’est possible que si une confiance nous habite. Cette année, j’ai été amené à réfléchir à ce lien entre imagination, confiance et créativité ou initiative d’une façon nouvelle. Et je me suis rendu compte que si frère Roger, le fondateur de notre communauté avait tant insisté sur la confiance dans les 30 dernières années de sa vie, c’est que pour lui ce lien était déterminant. Oui, ce que Frère Roger souhaitait que chaque visiteur à Taizé découvre c’est la confiance, ce qu’il appelait « la confiance des profondeurs » ou « la confiance du cœur ». Je suis persuadé qu’il avait du cœur une conception profondément biblique. Le cœur pour la Bible c’est le centre de décision de chaque être. Par conséquent, c’est aussi dans le cœur que se prennent les décisions qui engagent notre liberté et nous exposent, « que nous échafaudons des scénarios du possible. » (1)

(1) Comme l’a dit un philosophe (Pierre-Olivier Monteil) qui lui aussi a cru entre un lien entre imagination et confiance et qui se demande s’il ne faudrait pas apprendre à nous déprotéger (Pierre-Olivier Monteil, Penser l’imagination avec Paul Ricœur, p. 166).

La créativité, le sens de l’initiative s’accommodent mal des exigences, des garanties, du sans risque. Certains se sont demandé si pour permettre à notre temps de renouer avec une plus grande créativité il ne faudrait pas apprendre à nous « déprotéger ». Le processus créateur n’est pas entouré des assurances sans risque. Frère Roger qui savait que l’Évangile nous appelle à risquer notre vie n’était pas un casse-cou irresponsable. Il savait que certaines décisions doivent être longuement mûries, réfléchies. Elles ne doivent pas être impulsives. On les porte dans une prière patiente et persévérante, dans le dialogue que l’on a avec Dieu, dans les entretiens que l’on peut avoir avec une femme ou un homme de l’Évangile qui nous aideront à découvrir ce trésor qu’est la confiance, nous ouvrant à l’audace, dans la découverte de cette sagesse qui est de compter sur Dieu. Cette confiance est la source des audaces qui permettent de ne pas vivre dans la seule dimension du présent, mais d’imaginer un autre avenir. Que se passe-t-il dans un monde où il n’y a plus de confiance ? C’est très simple : il n’y a plus d’initiative. La créativité est tétanisée, paralysée.

Une culture de la surprotection est une culture que la confiance a désertée. “Heureux les artisans de paix”, cette béatitude, comme toutes les béatitudes de Jésus, est une invitation au risque. Le risque constitue une part irremplaçable de la vie des disciples de Jésus. Si les artisans de paix seront appelés fils et filles de Dieu, cela signifie non seulement que Dieu se reconnaît dans ses artisans, mais encore que ces personnes deviennent reflet de sa propre vie.

L’imagination, le risque, la confiance vont main dans la main. Mais Frère Roger savait que c’est la confiance qui, en dernier ressort, est la réalité essentielle si nous voulons faire de nos vies une création avec le Christ, ce qu’il appelait la plus grande, la plus audacieuse de toutes les aventures. « Si la confiance du cœur était au commencement de tout… » aimait dire Frère Roger, nous invitant à trouver nous-mêmes comment terminer cette phrase. Ou encore : « Le meilleur en nous se construit à travers une confiance toute simple. »

Fr. Émile de Taizé